Le beau-frère de Cécile, Daniel Frète, était boucher au faubourg Saint Michel à Angers.
C'était même un boucher détaillant, le gars ! Pas n’importe quel découpeur de barbaque. À cette époque, le métier de boucher connaît un vrai tournant façon révolution des entrecôtes : la séparation entre deux branches du métiers. L’abattage des gros bestiaux revient aux bouchers de gros (les costauds du couperet, qu’on appelle les chevillards ou bouchers abattants) tandis que la vente au détail de la viande revient aux bouchers de boutique (les détaillants, les rois de la vitrine). Avant, les types tuaient leurs bestiaux dans l’arrière-boutique, peinards, entre deux clients (dans des espaces appelés « tueries ») — un vrai carnage version trottoir. Mais bon, parce que la population trouvait ça carrément dégueu (faut dire, le sang qui coule dans le caniveau, c’est pas hyper glamour), on a dit stop : place aux abattoirs publics ! Fini les tueries privées, bonjour l’hygiène et les tabliers plus ou moins propres. Mais attention, pas question de mélanger torchons et andouillettes : à cette époque, le boucher se distingue encore des charcutiers, tripiers ou rôtisseurs. Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées.
Ce sont les bouchers abatteurs qui gardent les revenus liés au cinquième quartier (cuir, suif, abats, sang, boyaux, os, crins; bref, tout ce qui n'est pas la viande…). Du coup les bouchers détaillants perdent un maximum de blé à cause de ça. Terminoche le Pérou ! À partir des années 1870, et le tournant libéral du Second Empire, ils cherchent donc à diversifier leur activité, ces gaillards. Les frontières entre boucher, charcutier, tripier, volailler et traiteur commencent à se faire plus floues. À partir du moment où le boucher détaillant se définit plus comme un artisan-commerçant, il doit améliorer ses techniques de vente. Il se fait conseiller et fidélise sa clientèle. Il bichonne ses étals et fait briller la viande. Pour un peu, il te vendrait un gigot comme on vend un bijou de chez Cartier (un bijou de chez Quartier de viande, quoi !). Les premières vitrines apparaissent dans les boucheries vers 1904. Comme les autres commerçants, les bouchers utilisent différentes techniques pour augmenter la clientèle (publicité, coupons de fidélité, etc…). Un vrai marketing avant l'heure, pour vendre du gras !
Au XIXème la formation professionnelle s’organise, sur un modèle maître/apprenti, avec un paternalisme qui ferait loucher aujourd'hui. Les garçonnets de 13 ou 14 ans sont placés chez leurs patron au pair (nourris/logés ou avec un salaire minime). Ces enfants « font les courses », tenant le rôle du commis-livreur. C’est le rôle que remplissait Augustin, le fils de Cécile. L’adolescent qui aborde le métier boucher ensuite est guidé par son patron qui installe à l’atelier une ambiance morale (évidemment) et un climat proche de celui qu’il trouverait au sein de sa propre famille. D’ailleurs en général le contrat d’apprentissage notait bien que le patron devait se comporter, vis-à-vis de ses apprentis, « en bon père de famille ». C’est sans doute ce qui explique les liens étroits tissés entre Augustin et les Frète. Une vraie famille de substitution, avec l'odeur du sang en prime !
Dans les boucheries d'antan, en général, les rôles étaient bien partagés : les femmes vendaient la viande, aidées de leurs filles, tandis que les hommes partaient chercher le bétail avec les fils. Des domestiques ou employés complétaient le personnel. Une vraie entreprise familiale, avec son lot de petites et de grandes mains.
Les boucheries traditionnelles s’organisaient souvent de la même façon, leur conception répondant à l’usage spécifique du métier : le magasin au rez-de-chaussée, le logement du boucher et de sa famille dans les étages, des pièces sombres pour éloigner les parasites et faciliter la conservation de la viande, souvent bien aérées. La bidoche était présentée sur un étalage à l’extérieur, et/ou pendue à des crochets en façade, rouge et luisante, le saucisson accroché comme un pendu bien nourri. Voilà un tableau bien appétissant pour le chaland ! De grandes tentes protégeaient la viande de l’ardeur du soleil. C’était au poil (et les mouches devaient bien faire bombance à mon avis).
Pour s’assurer de leur bonne conservation, les bouchers bichonnaient la viande et entretenaient une atmosphère sèche autour des carcasses. Une fois la bête tuée et dépouillée, sa viande n’était pas lavée. Elle était juste ressuée (assèchement partiel des carcasses par une phase lente de descente en température), simplement à la fraîcheur de la nuit jusqu’au morninge (à l'heure des croissants), puis était bien égouttée. La viande, cette diva du bifteck, était de préférence « rassie » : fallait la laisser maturer pour l’attendrir et la bonifier. Tournez pas de l’œil, faut ce qu’il faut. Pour la conserver, on misait sur le courant d'air, froid et sec. En été, c'était plutôt l'armoire-glacière (meuble composé de deux compartiments : dans l’un on mettait de la glace, dans l’autre la viande à conserver). Et puis la couche de graisse qui entourait la barbaque la protégeait naturellement. C'était cool : la nature a bien fait les choses. Une science de la conservation qui n'avait rien à envier à nos frigos modernes !
Mais voilà, le froid artificiel débarque. Il retarde l’apparition des phénomènes d’altération, mais il a surtout bousculé les pratiques de boucherie. Grâce à la congélation, les denrées alimentaires voient leur durée de vie allongée. Les premières expérimentations de transport de viande conservée par le froid se font dans les années 1870. Zones de production et zones de consommation peuvent désormais être éloignées sans que cela ne pose problème et empoisonne les ménagères. Mais contrairement aux Angliches, en France bouchers, abatteurs et même médecins rechignent à utiliser le froid à la fin du XIXème siècle. En fait ils aimaient pas du tout ça à l’époque. Le goût des Français pour la viande « fraîche » et « naturelle » expliquerait la très lente introduction du froid dans le secteur de la boucherie. Ça heurtait les habitudes des bouchers qui considéraient qu’elle fragilisait le produit plus qu’autre chose. Le froid, ça les refroidissait ! Bon les professionnels de la profession ont fini par céder, et j’me dis qu’heureusement pour nous aujourd'hui, on a des steaks qui ne sentent pas le renard mort !
J’ai plusieurs photos de Daniel Frète car il était notamment témoin au mariage de mon arrière-grand-père Augustin (fils de Cécile) et Louise Lejard en 1912 (voir la lettre E de ce ChallengeAZ). Les deux couples étaient très proches : ils ont longtemps vécu ensemble au faubourg Saint Michel (comme on l’a vu à la lettre P pour ceux qui ont la mémoire qui flanche). Et tiens donc ! leur fils unique se prénommait Daniel. Coïncidence ? Je ne crois pas !
A gauche Élie, l'un des fils de Cécile. Sur la table Robert Raveneau, le fils de Marie. A sa droite Élisabeth Rols, puis Marie Anne Puissant sa mère et Daniel Frète.
Selon la mémoire familiale, le bâtiment qui abritait la boucherie était en partie creusé dans l'ardoise. Le premier étage était réservé aux Frète. L'étage au sommet du rocher était une petite cour avec le logement d’Augustin Astié (mon AGP), son épouse Louise Lejard et leur fils unique Daniel. Il y avait aussi un cabinet d'aisance. Dans ces vieux bâtiments les logements étaient imbriqués les uns dans les autres. L'escalier était taillé dans le rocher d'ardoise. L'appartement était petit et sombre, pas le grand luxe, mais c'était la vie ! La cuisine donnait sur la cour et la chambre donnait sur la rue. Dans cette chambre une cloison séparait le lit de Daniel du lit des parents. Chacun son petit coin, même dans la promiscuité.





