« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mercredi 19 novembre 2025

Q comme queue de vache

Sur les pas de Cécile

 

    Le beau-frère de Cécile, Daniel Frète, était boucher au faubourg Saint Michel à Angers. 

 

Boucherie © Création personnelle d'après Bing

 

   C'était même un boucher détaillant, le gars ! Pas n’importe quel découpeur de barbaque. À cette époque, le métier de boucher connaît un vrai tournant façon révolution des entrecôtes : la séparation entre deux branches du métiers. L’abattage des gros bestiaux revient aux bouchers de gros (les costauds du couperet, qu’on appelle les chevillards ou bouchers abattants) tandis que la vente au détail de la viande revient aux bouchers de boutique (les détaillants, les rois de la vitrine). Avant, les types tuaient leurs bestiaux dans l’arrière-boutique, peinards, entre deux clients (dans des espaces appelés « tueries ») — un vrai carnage version trottoir. Mais bon, parce que la population trouvait ça carrément dégueu (faut dire, le sang qui coule dans le caniveau, c’est pas hyper glamour), on a dit stop : place aux abattoirs publics ! Fini les tueries privées, bonjour l’hygiène et les tabliers plus ou moins propres. Mais attention, pas question de mélanger torchons et andouillettes : à cette époque, le boucher se distingue encore des charcutiers, tripiers ou rôtisseurs. Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées.

    Ce sont les bouchers abatteurs qui gardent les revenus liés au cinquième quartier (cuir, suif, abats, sang, boyaux, os, crins; bref, tout ce qui n'est pas la viande…). Du coup les bouchers détaillants perdent un maximum de blé à cause de ça. Terminoche le Pérou ! À partir des années 1870, et le tournant libéral du Second Empire, ils cherchent donc à diversifier leur activité, ces gaillards. Les frontières entre boucher, charcutier, tripier, volailler et traiteur commencent à se faire plus floues. À partir du moment où le boucher détaillant se définit plus comme un artisan-commerçant, il doit améliorer ses techniques de vente. Il se fait conseiller et fidélise sa clientèle. Il bichonne ses étals et fait briller la viande. Pour un peu, il te vendrait un gigot comme on vend un bijou de chez Cartier (un bijou de chez Quartier de viande, quoi !). Les premières vitrines apparaissent dans les boucheries vers 1904. Comme les autres commerçants, les bouchers utilisent différentes techniques pour augmenter la clientèle (publicité, coupons de fidélité, etc…). Un vrai marketing avant l'heure, pour vendre du gras !

    Au XIXème la formation professionnelle s’organise, sur un modèle maître/apprenti, avec un paternalisme qui ferait loucher aujourd'hui. Les garçonnets de 13 ou 14 ans sont placés chez leurs patron au pair (nourris/logés ou avec un salaire minime). Ces enfants « font les courses », tenant le rôle du commis-livreur. C’est le rôle que remplissait Augustin, le fils de Cécile. L’adolescent qui aborde le métier boucher ensuite est guidé par son patron qui installe à l’atelier une ambiance morale (évidemment) et un climat proche de celui qu’il trouverait au sein de sa propre famille. D’ailleurs en général le contrat d’apprentissage notait bien que le patron devait se comporter, vis-à-vis de ses apprentis, « en bon père de famille ». C’est sans doute ce qui explique les liens étroits tissés entre Augustin et les Frète. Une vraie famille de substitution, avec l'odeur du sang en prime !

    Dans les boucheries d'antan, en général, les rôles étaient bien partagés : les femmes vendaient la viande, aidées de leurs filles, tandis que les hommes partaient chercher le bétail avec les fils. Des domestiques ou employés complétaient le personnel. Une vraie entreprise familiale, avec son lot de petites et de grandes mains.

    Les boucheries traditionnelles s’organisaient souvent de la même façon, leur conception répondant à l’usage spécifique du métier : le magasin au rez-de-chaussée, le logement du boucher et de sa famille dans les étages, des pièces sombres pour éloigner les parasites et faciliter la conservation de la viande, souvent bien aérées. La bidoche était présentée sur un étalage à l’extérieur, et/ou pendue à des crochets en façade, rouge et luisante, le saucisson accroché comme un pendu bien nourri. Voilà un tableau bien appétissant pour le chaland ! De grandes tentes protégeaient la viande de l’ardeur du soleil. C’était au poil (et les mouches devaient bien faire bombance à mon avis).

    Pour s’assurer de leur bonne conservation, les bouchers bichonnaient la viande et entretenaient une atmosphère sèche autour des carcasses. Une fois la bête tuée et dépouillée, sa viande n’était pas lavée. Elle était juste ressuée (assèchement partiel des carcasses par une phase lente de descente en température), simplement à la fraîcheur de la nuit jusqu’au morninge (à l'heure des croissants), puis était bien égouttée. La viande, cette diva du bifteck, était de préférence « rassie » : fallait la laisser maturer pour l’attendrir et la bonifier. Tournez pas de l’œil, faut ce qu’il faut. Pour la conserver, on misait sur le courant d'air, froid et sec. En été, c'était plutôt l'armoire-glacière (meuble composé de deux compartiments : dans l’un on mettait de la glace, dans l’autre la viande à conserver). Et puis la couche de graisse qui entourait la barbaque la protégeait naturellement. C'était cool : la nature a bien fait les choses. Une science de la conservation qui n'avait rien à envier à nos frigos modernes !

     Mais voilà, le froid artificiel débarque. Il retarde l’apparition des phénomènes d’altération, mais il a surtout bousculé les pratiques de boucherie. Grâce à la congélation, les denrées alimentaires voient leur durée de vie allongée. Les premières expérimentations de transport de viande conservée par le froid se font dans les années 1870. Zones de production et zones de consommation peuvent désormais être éloignées sans que cela ne pose problème et empoisonne les ménagères. Mais contrairement aux Angliches, en France bouchers, abatteurs et même médecins rechignent à utiliser le froid à la fin du XIXème siècle. En fait ils aimaient pas du tout ça à l’époque. Le goût des Français pour la viande « fraîche » et « naturelle » expliquerait la très lente introduction du froid dans le secteur de la boucherie. Ça heurtait les habitudes des bouchers qui considéraient qu’elle fragilisait le produit plus qu’autre chose. Le froid, ça les refroidissait ! Bon les professionnels de la profession ont fini par céder, et j’me dis qu’heureusement pour nous aujourd'hui, on a des steaks qui ne sentent pas le renard mort !

    J’ai plusieurs photos de Daniel Frète car il était notamment témoin au mariage de mon arrière-grand-père Augustin (fils de Cécile) et Louise Lejard en 1912 (voir la lettre E de ce ChallengeAZ). Les deux couples étaient très proches : ils ont longtemps vécu ensemble au faubourg Saint Michel (comme on l’a vu à la lettre P pour ceux qui ont la mémoire qui flanche). Et tiens donc ! leur fils unique se prénommait Daniel. Coïncidence ? Je ne crois pas !

 

Boucherie Frète © Collection personnelle
A gauche Élie, l'un des fils de Cécile. Sur la table Robert Raveneau, le fils de Marie. A sa droite Élisabeth Rols, puis Marie Anne Puissant sa mère et Daniel Frète. 

  

    Selon la mémoire familiale, le bâtiment qui abritait la boucherie était en partie creusé dans l'ardoise. Le premier étage était réservé aux Frète. L'étage au sommet du rocher était une petite cour avec le logement d’Augustin Astié (mon AGP), son épouse Louise Lejard et leur fils unique Daniel. Il y avait aussi un cabinet d'aisance. Dans ces vieux bâtiments les logements étaient imbriqués les uns dans les autres. L'escalier était taillé dans le rocher d'ardoise. L'appartement était petit et sombre, pas le grand luxe, mais c'était la vie ! La cuisine donnait sur la cour et la chambre donnait sur la rue. Dans cette chambre une cloison séparait le lit de Daniel du lit des parents. Chacun son petit coin, même dans la promiscuité.

 

 

 

mardi 18 novembre 2025

P comme proximité lignagère

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile a eu beau déménager 31 fois dans sa vie (voir la lettre C de ce ChallengeAZ), elle est restée très proche des siens, n'a jamais coupé les ponts, et a entretenu des liens étroits avec les membres de sa famille, solides comme des cordes de marins. Son arbre généalogique est un club dont elle n’a jamais résilié l’abonnement.

 

    La famille, c’est sacré. Lorsqu’il faut assurer ses devoirs légaux, et mettre le nez dans les affaires de pèze, on est là. Quand le brave Alexandre Rols claque en 1879, il laisse derrière lui la petite Élisabeth, onze ans au compteur, donc légalement mineure. Selon la loi, le daron est, du vivant des époux, administrateur légal des biens des enfants mineurs du couple. À la mort du père, la mère reprend le flambeau, avec les mêmes pouvoirs que lui. Mais avec un petit détail : elle devient tutrice légale, et faut lui coller un subrogé tuteur dans les pattes, sous trois mois. Et le plus drôle, c'est qu'il doit obligatoirement être choisi dans la lignée à laquelle la tutrice n'appartient pas. Une sorte de contrôleur des comptes, mais de l'autre côté de la famille ! Et devinez qui s'y colle ? Le mari de Cécile, Augustin, a été nommé subrogé tuteur d’Élisabeth, suivant la délibération du conseil de famille tenu sous la présidence du juge de paix d'Angers.  

 

Le subrogé tuteur © Bing

 

    C’est l’heure où je me radine avec mon flaminaire pour éclairer votre lanterne ! Le subrogé tuteur ne peut pas assister ou représenter le mineur, comme le fait le tuteur légal. Il gère pas le pognon lui-même non plus. Non, son rôle est plus subtil. Il surveille les actions du tuteur, et plus particulièrement le pèze de la personne mise sous tutelle, en matant les comptes. S’il constate que le tuteur a fait une faute de gestion ou s’il sent une entourloupe, il ne peut pas régler lui-même le problème. Il peut seulement filer direct voir le juge pour lui dire : « Hé, y’a peut-être magouille dans le cambouis ! ».
    Chaque année, il check les comptes, histoire de s’assurer que personne ne planque de biftons sous le tapis, surtout le tuteur. Un comptable à temps partiel, qui scrute les chiffres. Dans des cas exceptionnels, où le tuteur se retrouvait en position foireuse — genre conflit d’intérêt sur une succession (lorsque le mineur et le tuteur font tous deux partie des héritiers par exemple), c’est le subrogé tuteur qui prend le relais pour représenter le gamin. Les fonctions du subrogé tuteur cessent à la même époque que la tutelle (ici la majorité d’Élisabeth). Une mission temporaire, mais cruciale pour les finances de la petite.

 

    La famille c’est sacré. Alors dans les coups durs, on s’épaule. L’entraide familiale c’est la mutuelle sans cotisation, la sécurité sociale version maison, le coup de pouce qui te sauve la mise quand t’es dans la mouise.

    La légende familiale raconte que si une parente avait besoin d'une aide, Augustin (père) lui laissait un enfant. C'est ainsi qu'Augustin (fils) s'est retrouvé commis boucher boulevard St Michel chez son oncle Frète. Est-ce que c’était vraiment les Frète qui avaient besoin d’aide ou Augustin qui, ne pouvant pas subvenir aux besoins de sa famille, l’avait sollicité ? L’histoire ne le dit pas.

    Élisabeth, la sœur de Cécile, a en partie élevé plusieurs de ses nièce, neveux et petit-neveu, domiciliés chez elle : 

  • Augustin (8 ans) en 1896 
  • Robert Raveneau, le fils illégitime de Marie (alors âgé de 8 ans) et Élie (25 ans) en 1911 
  • Robert encore (18 ans) en 1921 

 

    La mère de Cécile, Anne Marie Puissant, fait de même : 

  • Alexandre (1 an) en 1872  
  • Marie et Élie (13 et 9 ans) en 1896

 

    En 1901 tout le monde vit à la même adresse (mais pas dans le même foyer) : 

  • Marie Anne Puissant et Élie (14 ans) d’une part 
  • Les Frète accueillant Augustin (13 ans) et Marie (19 ans) en 1901 – les deux travaillent pour Daniel, le mari d’Élisabeth (le premier comme commis à la boucherie, la seconde comme lingère) d’autre part

 

     Les Frète et Augustin (fils) et sa famille vivront à la même adresse jusqu’au décès d’Élisabeth en 1949 (Daniel étant décédé en 1913). Les Astié vivaient au-dessus de la boucherie, au 2ème. Le premier étage était réservé à Élisabeth. Ça les a rendus proches, comme collés par une glu invisible qu’on appelle les liens du cœur.

 

    Bon, pour ceux qui pataugent un peu dans la parentèle de notre Cécile, j'ai ajouté un arbre généalogique dans l'article de présentation (ici quoi).

 

    La famille c’est sacré. Et c’est sans aucun doute le père d’Augustin qui le fait venir en Aveyron en 1882 et lui trouve un travail comme garde mine. Plus tard, en 1905, lorsque le couple Astié met les bouts à Ivry, c’est probablement l’un des frères d’Augustin, Adrien ou Louis, qui l’a incité à venir en région parisienne. Le premier l’a en effet précédé dans cette ville dès 1889, le second en 1901. Pour moi, c’est plié : le réseau familial a joué à plein, et à plusieurs reprises, pour aider Cécile et Augustin alors qu’ils devaient être dans une impasse niveau boulot.

 

    La famille c’est sacré. On est là pour les événements heureux ou malheureux de la vie. Lors de sa période parisienne, on voit encore Cécile très proche des membres de sa famille : elle est témoin à la mairie de la naissance de trois de ses petits-enfants entre 1909 et 1916 et du décès de deux d’entre eux (en 1913 et 1914). En 1914 elle est encore présente pour le décès de l’un des enfants illégitimes de Louise Rosala, la future compagne de son fils Benoît (je vous ai déjà affranchi sur son compte à la lettre I de ce ChallengeAZ, vous la remettez ?). Et c’est elle et sa bru, Françoise Bodin, qui déclarent la naissance du fils illégitime de Louise et de Benoît en 1916.

 

    La famille c’est sacré. On s’entraide, on vit sous le même toit. Louise habite chez Cécile route de Choisy à Ivry dès 1913, puis à Paris 13e rue Damesme (1914) et encore rue de Clisson (1916/1926).

    Et Louise n’est pas la seule à partager son adresse avec Cécile : route de Choisy en 1913 on trouve son fils François et sa famille. On les retrouve tous rue Clisson en 1918/1927. En 1914/15 Cécile a demeuré cité Jeanne d’Arc… où était aussi sa fille Marie et sa famille. Plus tard on les retrouve rue de Tolbiac à Paris 13e (en 1931) et enfin rue Sthrau Paris (1937) où Cécile finit ses jours.

 

    Dans les campagnes, tu vois, c’était pas rare de voir trois générations sous le même toit : les grands-parents, les parents, les marmots, tout ce petit monde à se marcher sur les sabots. Mais en ville, avec l’industrialisation qui déboule et les usines qui crachent noir, c’est une autre paire de manches. Là, les familles, elles se rétrécissent comme des chaussettes lavées trop chaud. On appelle ça la « famille nucléaire » : le couple et ses gosses, serrés comme des sardines dans un appartement qui sent la misère et le charbon. On a dit que ce modèle cassait les liens d’avant, les solidarités qui faisaient la force des anciens, les coups de main du voisin, le soutien des générations. Que la ville, ça débranchait les cœurs. On voit ici que Cécile a fait mentir cette vision des choses. Elle a pas jeté ses vieux à la benne, elle a pas oublié ses frères et sœurs sous prétexte qu'elle vivait en ville et qu'elle voyait des cheminées fumer. Elle a gardé les liens étroits avec sa mère, les beaux-parents, les beaux-frères, et bien sûr, ses propres enfants et petits-enfants. Elle a prouvé que la solidarité, ça n'a pas de géographie, pas de code postal. Que même au milieu du bruit des machines et de la poussière des usines, le cœur de la famille, ça continue de battre. Et ça me rassure de savoir que, malgré la vie difficile qu’elle a eue, Cécile n’était pas seule, qu’elle avait ses ancrages, ses piliers, ses gens à elle. Parce que seul, on est rien.

 

 

 

lundi 17 novembre 2025

O comme ouvertures sur le rêve

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile et Augustin tiraient le diable par la queue. Du coup, même en louchant très fort, je ne les trouve pas dans les matrices cadastrales. Ils n’ont jamais été propriétaires, même du plus pauvre taudis des taudis. Pas de rêve en parpaings entouré de grillage et de certitudes fiscales. C’est ballot.

    Mais en 1867, les parents de Cécile, qui n'étaient pas manchots côté affaires et avaient plutôt bien réussi, avaient acheté à Angers deux maisons contiguës à l’angle de la rue de Bouillou (n°12) et de la cour (ou impasse) Saint Christophe, entre la prison et le faubourg Saint Michel pour les locaux. C'est un quartier qui a bien été modifié depuis. Celle donnant sur la rue avait deux pièces au rez-de-chaussée et deux autres à l’étage. L’autre maison, plus petite, donnant sur l’impasse et séparée de la première par un escalier commun, avait une seule pièce à chaque niveau.

 

L'impasse disparue © Création personnelle d'après Bing

 

    Acheter ces maisons, c’est pas juste signer un papier chez le notaire, non. Acheter ces maisons, c’est acheter un rêve. Le rêve d’un toit à soi. C’est pas des briques et du plâtre, c’est du cœur et des espoirs empilés étage par étage. C’est le genre d’achat qui te fait espérer en l'avenir, même si ton portefeuille, lui, fait la gueule. Parce que là, t’achètes pas juste quatre murs : t’achètes un placement, une fierté, une promesse de jours meilleurs. Et rien que pour ça, c’est pas une maison, c’est un petit morceau de bonheur en dur.


    Dans l’acte d’achat notarié figure également la cour commune entre les deux maisons et le droit de puiser de l’eau au puits situé dans une cour voisine, alors en indivision. Des lieux d’aisance sont signalés (bonne nouvelle). Le tout meublé, s’il vous plaît. La première bâtisse avait 7 ouvertures imposables (1 porte cochère, charretière ou de magasin et 6 portes et fenêtres ordinaires), la seconde 4 (ordinaires). Les maisons devaient être de bonne qualité car elles sont classées dans la classe 1 (la plus haute valeur). C’est pas du taudis, c’est du costaud.

    Ça, c’est les services du cadastre qui me le disent ! Alors, merci Napoléon. C’est le créateur du cadastre en 1807, pour ceux qui l’ignorent. Bon, OK, l’empereur n’a pas créé exprès le cadastre pour que je puisse faire de la généalogie immobilière 200 ans après lui. Il l’a juste fait pour palper plus de blé (et là je parle bien de cash) en fonction de la nature des sols : maisons, vignes, blé (et là je parle bien d’avoine). 

    Le cadastre c'est le grand livre des secrets, la bible du foncier, le grimoire où sont consignés tous les parcelles, les lopins de terre, les bâtisses et leurs propriétaires. C’est ce grand roman administratif où chaque ligne cache un bout de récit familial. Et le cadastre d’Angers est très bavard : 

  • Un premier plan dès 1810 et toute la documentation écrite qui l’accompagne, indispensable pour faire ce travail historique. 
  • Puis un second plan en 1840 et leurs matrices. 
  • Enfin la mise à jour de la documentation en 1882 (hors plan). 


Plans cadastraux de 1810 et 1840 © AM Angers

 

   Ces documents permettent de retracer l'histoire de ces parcelles. Alexandre a acheté les parcelles n°1993 et 1994, section B du cadastre d'Angers. Sur le premier plan de 1810, on voit que le coin est encore en mode cambrousse : à peine bâti. D’ailleurs l’une des maisons n’existe pas encore : c’est un jardin.

    Alors, je vous la fais courte : la baraque qui donnait sur la rue de Bouillou, ben elle a toujours servi de piaule. Pas de chichis, pas de changement de vocation, ça a toujours été du logement pur jus, avec les rideaux qui pendouillent aux fenêtres et le linge qui sèche à la balustrade. L’autre bicoque tout en longueur, dans la cour St Christophe, créée dans les années 1840, a d’abord abrité sous le même toit une petite maison (2 ouvertures) et une grange. Petit à petit elle se transforme en maison entière, avec pas moins de quinze ouvertures — de quoi aérer les idées, même les plus tordues. Puis, au fil du temps, le bâtiment s’est fait charcuter en petits bouts, morcelé entre plusieurs proprios, jusqu’à ce petit bout de maison qu’achète le couple Rols en 1867.

    Les Rols ont aligné 4 000 francs ce petit bout de paradis — une belle somme à l’époque, pas des clopinettes. Lors de cette acquisition, les maisons elles étaient déjà pleines à craquer : des locataires à tous les étages. Les Rols les ont repris avec les murs. Au moment du décès d’Alexandre, en 1879, ces baraques étaient louées verbalement à 5 personnes et deux autres avaient un bail écrit. Chacun payait un loyer dont le montant s’élevait entre 95 et 120 francs par an (en tout, ça faisait dans les 710 balles qui rentraient chaque année).

     Entre 1881 et 1896 sa veuve Marie Anne Puissant habite trois adresses différentes : place des Prisons, cour Ayrault et rue de Bouillou. Vu que les recensements ne sont pas toujours précis, je me dis qu’en fait c’est probable que ce soit une seule et même adresse : le 12 rue de Bouillou est en face de la place des Prisons et au cours de son histoire la cour St Christophe a été appelée cour Herault (ce qui ressemble furieusement à Ayrault), probablement du nom d’un ancien propriétaire. Donc Marie Anne n'a peut-être pas changé de trottoir et a peut-être habité l’un des logements qu’elle a acheté avec son mari en 1867.

    Elle finira ses jours chez sa fille Élisabeth, qui elle demeure au faubourg St Michel, en 1912. Les logements de la rue de Bouillou ont alors 6 locataires (un appartement étant inoccupé) et valent 7 000 francs. C’est Daniel Frète, l’époux d’Élisabeth Rols, qui héritera ensuite de ces biens immobiliers.

    Aujourd’hui tout ça, c’est de l’histoire ancienne : le quartier été refait, retourné, raboté, bref, complètement relooké depuis le temps. Ces maisons n’existent plus, remplacées par une barre d’immeuble des années 1960, longue comme un jour sans pain et moche à pleurer. Difficile de voir à quoi ressemblaient les maisons du couple Rols. J’ai bien retrouvé une photo, mais je vous préviens elle est de mauvaise qualité et plus floue qu'un lendemain de cuite. Je vous la mets quand même, histoire de voir (enfin, façon de parler : on voit pas grand-chose). Le bâtiment tout en bas du cliché, à moitié coupé, c’est la prison (Attention, la photo a la tête à l'envers par rapport au cadastre au-dessus !).

 

12 rue de Bouillou © AM Angers