Dans la série « mes ancêtres sont de petits
délinquants » je vous présente aujourd’hui François Jean Antoine Astié.
Dans sa fratrie plusieurs ont un casier, comme son frère Benoît, le gentil
vaurien dont j’ai déjà eu l’occasion de parler sur ce blog. Certains ayant été
condamnés pour des délits mineurs, leurs sentences ont été ensuite effacées.
C’est le cas de François.
François est né en 1884. D’Angers (49), il arrive à Ivry (94)
vers 1905/1906 où il rejoint ses parents et plusieurs de ses frères (tandis que d’autres
membres de la fratrie sont restés à Angers comme mon arrière-grand-père). Il est
alors un jeune marié et père d’une fillette. Il sera successivement ouvrier de
fabrique, garçon maçon, journalier. Son niveau de vie reste très modeste toute
sa vie. Jusqu’en 1921 ce sont au total 10 enfants qui se succèdent dans le
foyer familial, mais seul deux d’entre eux passeront leur 8 ans (la majorité
n’atteignant même pas leur deuxième année).
Ajourné plusieurs fois lors de
l’appel militaire, il est finalement classé dans les services auxiliaires en
1907. Motif : faiblesse générale. Mais en 1914 la situation change. Devant
la pression et le besoin de soldats, une commission de réforme le déclare apte
au service et il rejoint l’infanterie en janvier 1915. Il fait toute la guerre,
notamment sur le front d’Orient. Il est blessé deux fois et reçoit une citation
à l’ordre du Régiment : « Bon soldat ayant toujours eu une belle
conduite au feu, a été blessé deux fois dans l’accomplissement de son
devoir ». En 1927 il recevra la Médaille d’Orient. Après-guerre il
s’installe probablement un temps avec sa mère veuve (ainsi que son épouse et
ses enfants) au 68 rue Clisson à Paris 13ème (1918/1921). Avant de revenir à
Ivry (1923/1926).
C’est sans doute rue Clisson qu’il fait la connaissance
d’Alexandre André Battin. Celui-ci, un peu plus jeune que lui (il est né en
1888), est journalier, père de deux enfants dont la mère est décédée en 1915.
C’est un mauvais garçon. En 1905 et 1908 il a été condamné pour vol
(respectivement à 15 jours de prison puis 6 mois). Ce genre de vaurien, l’armée
les envoie direct dans un Bataillon d’Afrique. Mais cela ne l’a pas
calmé : blessé en 1917, pour la troisième fois, il s’évade de l’hôpital où
il était soigné en mai. Aussitôt déclaré déserteur, il est arrêté en septembre…
et s’évade le jour même de son arrestation de la gendarmerie où il avait été
conduit ! Au bout de trois mois et demi, il rentre volontairement, mais ne
peut éviter le conseil de guerre (mai 1918), où il est condamné pour 5 ans de
travaux public pour outrage à supérieur pendant le service, rébellion avec
arme, double désertion en temps de guerre et vol. Il est écroué en juillet 1918
au pénitencier militaire de Bonnet (division d’Oran), mais finalement libéré
grâce à une loi d’amnistie en novembre 1919.
C’était néanmoins un soldat
farouche, qui a reçu une citation à l’ordre du bataillon en 1916 :
« toujours volontaire pour les missions les plus dangereuses, est resté
dans une tranchée avancée pour observer le tir de notre artillerie au cours des
combats du 26 septembre au 3 octobre 1916 sous un violent bombardement ».
Rendu à la vie civile, la mauvaise graine n’a pas fini de faire parler de
lui : en 1920 il reprend 6 mois prison pour coups et blessures volontaire,
violences, voies de fait et rébellion aux agents.
C’est pendant cette période qu’il fait la connaissance de
François. Ils sont suffisamment liés d’amitié pour qu’Alexandre soit le témoin
de la naissance du dernier enfant de François, né en 1921 au 68 rue Clisson. Et
en 1923 ils sont conduits tous les deux devant le tribunal pour port d’armes
prohibées.
Extrait du jugement © AD75 via FDA75
L’audience publique a lieu de 7 mai 1923, devant la onzième chambre
du tribunal de première instance du département de la Seine. Elle est présidée
par M. Mayet, accompagné des juges Claude et Camus. Sont également présents, le
substitut Fremicourt et le greffier Cartier. Plusieurs affaires sont jugées ce
jour-là, essentiellement des ports d’armes prohibées, comme pour nos deux
compères. Le premier qui est jugé a de la chance : après examen, l’arme trouvée en sa
possession (un couteau), ne rentre finalement pas dans la catégorie de celles
qui sont prohibées ; il est acquitté. Le second était porteur d’un « couteau
Laguiolle » : 25 francs d’amende. Le troisième et le quatrième, 50 francs.
Puis vient le tour de nos deux larrons.
Revoyons les faits : le 28 janvier 1923 à Paris,
Battin et Astié ont été trouvés porteurs hors de leur domicile et sans motif
légitime, savoir : Battin d’un poignard et Astié d’un revolver, armes
prohibées.
Des poursuites sont engagées à leur encontre, sans doute par
le Procureur de la République, pour infraction à la loi du 24 mai 1834 relative
aux détenteurs d'armes (art. 1er et suivants), telle que modifiée par les
mesures d'ordre public prises durant la guerre.
Les prévenus ne sont pas présents le jour de l’audience, et
n’ont sans doute pas engagé un avocat pour les représenter. Ils seront donc
condamnés par défaut.
Dans ce cas, si les prévenus le souhaitaient, ils pouvaient
conserver la possibilité de faire opposition au jugement dans un délai
déterminé (généralement 5 jours à l’époque pour un tribunal correctionnel) afin
d’obtenir un nouveau jugement en leur présence. Cela n’a manifestement pas été
le cas pour Battin et Astié.
De fait, comme ils n’étaient pas présents et qu’il n’y a pas
eu de débat contradictoire, on ignore les raisons qui les ont poussés à porter
ces armes, ni où et quand ils se les ont procurées. Ils n’ont évidemment pas pu
plaider leur défense, avec des motif type « légitime défense » ou « usage
personnel en dehors de toute intention de trouble à l'ordre public » que
l’on trouve parfois dans ce type d’affaires. Quoi qu’il en soit, l'intention
alléguée de se protéger ne suffit pas à légaliser la détention d'un revolver
non autorisé en dehors des cas prévus par la loi. Le port d’arme prohibées est
un délit prévu et puni par l’article 1 de la loi du 24 mai 1834, modifiée
par la loi du 27 décembre 1916.
La loi de 24 mai 1834 instaure un régime pénal visant à
interdire et sanctionner la fabrication, le commerce, la détention ou le port
non autorisé d’armes et de munitions (notamment celles dites « de guerre » ou «
prohibées »). L’esprit de l’article 1 (et des articles qui suivent) est de
permettre à l’État d’empêcher la circulation d’armes susceptibles de menacer
l’ordre public. La loi prévoyait des peines d’emprisonnement et des amendes
pour fabrication, détention ou commerce illégaux ; elle permettait aussi la
confiscation des armes et, dans certains cas, des mesures administratives
supplémentaires (surveillance, etc...). Les peines varient suivant l’article
concerné (fabrication, commerce ou port).
La loi du 27 décembre 1916 contient une modification qui
complète la loi de 1834 :
« Dans tous les cas, les armes et les engins prohibés seront
confisqués et détruits à la diligence du procureur de la République. ».
Cette modification signifie que l’exécution
de la mesure (la destruction des armes) incombe au parquet : après saisie et
condamnation, c’est le ministère public qui organise la destruction. En
pratique, la confiscation et la destruction deviennent des conséquences
habituelles de la condamnation pour port ou détention d’armes prohibées.
Mais revenons à ce mois de mai 1923. Les juges se retirent pour discuter de l’affaire et prendre
leur décision, comme l’exige la procédure et après en avoir délibéré,
conformément à la loi, attendu qu’il résulte des documents de la cause (c'est-à-dire
toutes les pièces écrites du dossier : procès-verbal de police, rapports,
expertises, témoignages écrits, etc…) et des débats (ce qui a été dit ou
produit oralement à l’audience : déclarations, interrogatoire,
plaidoiries, réquisitions), le Président a lu l’article 1 de la loi de
1834 :
Article 1er :
« Tout individu qui aura fabriqué, débité ou distribué des armes prohibées
par la loi ou les règlements d’administration publique, sera puni d’un
emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de seize francs à cinq cents
francs.
Celui qui sera porteur desdites armes sera puni d’un emprisonnement de six
jours à six mois, et d’une amende de seize francs à deux cents francs. »
Le Tribunal déclare que, dans tous les cas, les armes
prohibées seront confisquées et détruites, à la diligence du Procureur de la
République, selon la loi de 1916.
Cependant, grâce à l’article 463 du code civil, les deux
prévenus voient leur peine modérées en raison des circonstances atténuantes.
Sauf disposition contraire expresse, dans tous les cas où la peine prévue
par la loi est celle de l'emprisonnement ou de l'amende, si les circonstances
paraissent atténuantes, les tribunaux correctionnels sont autorisés, même en
cas de récidive, à réduire l'emprisonnement et l'amende. Nos deux compères ont
donc bénéficié de circonstances atténuantes. Malheureusement on ignore quelles
sont ces circonstances. Est-ce que leurs brillants états de services pendant la
Première Guerre Mondiale a joué ? Où étaient-ce juste parce que la peine
prononcée était légère ?
Enfin, le tribunal :
- condamne Bottin et Astié, chacun à 25 francs
d’amende.
- les condamne en outre solidairement (ils
sont tenus ensemble et chacun pour le tout du paiement : si l’un ne paie pas, l’autre
doit payer à sa place la totalité de la somme.) aux dépens (c'est-à-dire
aux frais de justice : procédure,
huissier, expertise, etc…) liquidé à quatorze francs soixante centimes plus
deux francs pour droit de justice.
- fixe au minimum (pour une somme modeste,
le minimum pouvait être de 5 jours. Ce minimum était souvent appliqué dans les
affaires mineures, surtout quand le tribunal estimait que le condamné n’avait
pas de grands moyens financiers) la durée de la contrainte par corps (mesure
qui permettait à l’État, quand un condamné ne payait pas son amende ou ses
frais de justice (« dépens »), de le détenir en prison pendant un
certain temps à la place du paiement — une sorte de conversion de dette pénale
en emprisonnement) pour le recouvrement des amendes et des dépens. Si les
condamnés ne payaient pas, ils pouvaient donc être emprisonnés pour la durée
fixée (ici, le minimum), puis libérés même si la dette restait impayée — l’État
abandonnant alors la créance après la détention.
- prononce la confiscation des armes prohibées
saisies et en ordonne la destruction, selon la loi de 1916 comme on l’a vu
plus haut.
Donc les prévenus sont condamnés à une amende de 25 francs. Rappelons
que ce montant, même minime, n’est pas négligeable dans le budget d’un garçon maçon,
comme l’était François en 1923. Il est très difficile de donner le chiffre
précis d'un salaire journalier moyen pour un maçon à Paris à cette époque car les données
sont fragmentaires et les salaires pouvaient varier considérablement selon son
expérience, sa qualification et l'entreprise qui l'employait. Cependant, on
peut estimer qu’il se situait probablement entre 20 et 40 francs par jour. Par
comparaison un journalier non qualifié tournait souvent autour de 10 à 15
francs.
La nourriture absorbait une grande partie du budget. Au
début des années 1920* :
- le
pain coûtait environ 1 franc le kilo
- le
litre de vin environ 1,60 franc
- les
haricots secs un peu plus de 0,20 franc le kilo
- le litre
de lait coûtait environ 1 franc
- la
viande de bœuf près de 15 francs le kilo
- le
kilo de beurre un peu plus de 16 francs
- la
douzaine d’œufs près de 8 francs
- le
kilo de sucre 3,60 francs
Restaient les vêtements et les chaussures, l’éclairage et le
chauffage, les à-côtés (transport, tabac, journal, etc…). Et bien sûr, le loyer
(François n’était pas propriétaire). Les loyers à Paris pour les ouvriers
étaient très élevés par rapport à leurs revenus. Un loyer pour un logement
modeste, comme devait l’occuper François, pouvait représenter 30 francs par
mois.
Donc une amende de 25 francs pouvait correspondre à près
d’un loyer mensuel, ce qui a dû considérablement grever le budget familial.
Battin et Astié ont-ils payé leur amende ? C’est
probable car il n’est fait mention nulle part du contraire (notamment d’une
prise de corps, comme le prévoyait le jugement du tribunal en cas de défaut de
paiement).
La condamnation des deux hommes s’est retrouvée transcrite
sur leur casier judiciaire et, de façon automatique, sur leur fiche matricule
militaire. C’est elle qui m’a alertée la première de cette affaire. Or la
mention de cette condamnation est biffée. Cette inscription rayée correspond à
un effacement juridique de la condamnation. La fiche de François reste muette
sur cette modification.
Mais si l’on se reporte à celle de Battin, on voit qu’il
a bénéficié de la loi du 3 janvier 1925 ; ce qui est très probablement le
cas aussi de François. Cette loi est une loi d’amnistie qui efface les
condamnations de certaines infractions, notamment lorsqu’il s’agit d’un
délinquant primaire (comme c’est le cas de François) pour des faits commis
antérieurement au 1ᵉʳ
novembre 1924 ou sous certaines conditions spécifiques (peine pécuniaire légère
non alourdie par un délit de fuite par exemple) ; les infractions sévères
en étaient cependant automatiquement exclues.
Cette amnistie éteint l’action publique et efface la peine
rétroactivement, comme si l’infraction n’avait jamais existé.
Administrativement, on raye la mention sur la fiche militaire pour ne plus la
prendre en compte dans l’avancement, les décorations ou la notation. Néanmoins,
la fiche matricule n’est pas le casier judiciaire : elle ne contient qu’une
partie des informations, et son effacement ne préjuge pas de l’état exact du
casier. Si la condamnation amnistiée est radiée du bulletin n°2 (celui que
voient l’administration et les employeurs publics) et du bulletin n°3 (celui
que la personne peut demander), elle peut rester mentionnée au bulletin n°1
(réservé aux autorités judiciaires) avec indication de l’amnistie, surtout pour
établir l’historique judiciaire. Donc, pour la vie courante et les démarches,
c’est comme si le casier était vierge (on dit qu’il est « blanc »),
mais la trace n’est pas forcément effacée pour les juges.
Quant à l’amende, même en cas d’amnistie ou de
réhabilitation, les sommes déjà payées (amendes, frais de justice,
dommages-intérêts à la partie civile) ne sont pas remboursées. L’amnistie
efface les effets pénaux de la condamnation, mais ne crée pas un droit à
restitution des sommes versées.
Si on n’a pas tous les détails sur cette histoire (notamment
la façon dont elle a commencé), il semble que le jugement y ai mis un point
final et François ne fut plus arrêté ni condamné.
* Selon le site France-inflation.com d’après les Statistiques
Générale de France, puis Insee après 1950.